LA GRANDE OMBRE DES RESTANQUES par Alain Sunyol
Bonne lecture !

 

Entre Coursegoules et le hameau de Saint Pons, quiconque décide d’entreprendre la montée du Cheiron, vers Gréolières, est surpris de longer des centaines de mètres de murs en pierres sèches, qui sur cinq ou six niveaux soutiennent, face au Sud, des terrasses en friche. Il n’y pousse plus que buissons d’aubépine, jeunes roures et quelques vieux poiriers redevenus sauvages. L’appareillage des pierres en est parfait, l’alignement impeccable. Malgré, le temps écoulé, en dépit du gel et des pluies, aucune ne s’est éboulée. Aucune ronce, même, n’a pu se glisser entre les interstices infimes.

Celui qui a bâti ces restanques, au village tout le monde savait qui il était, mais personne ne le connaissait.

Il s’appelait Pierre. Pierre Trastouret ou quelque chose comme ça. Il était entré dans la mairie de Coursegoules un jour de septembre 1923. Il avait salué avec un grognement et un hochement de tête. D’un portefeuille de maroquin élimé, il avait sorti une liasse d’actes notariés qu’il avait mise sous les yeux de l’institutrice qui était à l’époque également secrétaire de mairie.

Il héritait de la bastide des Mauffret.

Les Mauffret avaient été quatre. En août 14, les deux fils avaient été mobilisés. Antonin, le plus jeune, à peine dix-neuf ans, était parti le premier. Il était tombé durant la contre- offensive de la Marne, un des premiers tués de la région, et bien que le corps n’ait pas été rapatrié, le Sous-préfet de Grasse s’était déplacé au village, pour une cérémonie avec discours et clairon. Honoré, l’aîné, avait disparu plus tard, probablement haché par une torpille, quelque part autour de Douaumont. Pour lui, il n’y avait même pas eu de clairon. Le père et la mère, anéantis de chagrin, épuisés d’avoir essayé de maintenir la ferme, s’étaient laissés prendre par la grippe espagnole, coup sur coup, à la fin de 1918.

On savait que ce Pierre était le neveu, le fils d’une sœur à elle, partie vivre à Antibes. Du père, on ne savait rien. On disait à la mairie que Pierre avait étudié. Qu’il avait été lieutenant dans un régiment de Spahis et qu’il avait durement gagné sa croix de guerre.

Lui, n’avait rien dit. En fait ne parlait jamais. Même lorsqu’on arrivait à accrocher son regard, on n’y trouvait que lassitude, avec parfois une sorte de compassion ironique et douce. C’était un jeune homme, grand et robuste, mais déjà voûté et qui marchait à pas pesants.

Pendant des années, il garda le silence, ne lâchant que quelques brèves syllabes pour se procurer l’indispensable à l’épicerie-tabac-quincaillerie.

Ceux qui se rendaient à Gréolières, le voyaient invariablement courbé sur sa terre, été comme hiver, matin et soir. Il ne saluait jamais, ne tournait même pas la tête. On le vit arracher et brûler les broussailles, charrier des pierres énormes, refaire le toit d’une remise qu’un coup de Mistral avait en partie emporté. Seul, toujours seul, sans rien demander à personne. Et surtout, on le vit des mois durant remonter les restanques et les soutenir de murs solides, méthodiquement, la première rangée d’un bout à l’autre, et puis la suivante, et la suivante, sans s’interrompre un seul jour, toujours courbé, éclatant des rochers à grands coups de masse, comme un forçat désespéré, ou agenouillé, retaillant les pierres à petits coups précis comme un orfèvre.

Il arrivait, au début, qu’un berger menant son troupeau au travers de la propriété, s’approche pour le saluer, et échanger quelques mots par politesse ou par curiosité, s’extasiant sur la précision de l’appareillage des pierres ou demandant ce qu’il comptait semer. Il levait alors sur son interlocuteur un regard farouche, comme si on venait brusquement de s’immiscer dans quelque drame intime. Il toisait l’intrus sans dire un mot et reprenait son travail avec un acharnement à faire peur.

Si bien qu’on ne s’occupa plus de lui.

Jusqu’au jour…

C’était au printemps 36, l’année des élections du Front populaire. Un matin, on découvrit de petites affiches punaisées aux platanes près de l’église ou devant l’auberge. D’une grande écriture soignée elles annonçaient :

Dimanche prochain, jour de Pâques,
aura lieu l’inauguration de la nouvelle bastide
des Mauffret.
A cette occasion, un banquet sera offert à
toute la population de Coursegoules.
Qu’on se le dise et venez tous à 11 heures précises.
Signé : Pierre Trastouret

Ceci devint aussitôt le sujet de toutes les conversations. Les commères à l’épicerie, aussi bien que les joueurs de tarot à l’auberge, comparèrent leurs suppositions pendant des heures. On ne pouvait trouver aucune explication définitive à cette invitation impensable.

Et c’est probablement à cause de toutes ces questions sans réponse que l’on vit beaucoup de gens du village se retrouver sur la route de Gréolières, le dimanche de Pâques, après la messe. Il y avait le Maire, le garde-champêtre, le maréchal- ferrant devenu depuis peu garagiste, les épiciers ainsi que plusieurs familles.
Ils marchaient par groupes, tout en évoquant les pauvres Mauffret, en se précisant les origines de Trastouret ou en échangeant quelques spéculations sur la fête à venir. Ils portaient tous leurs habits des grandes occasions, et certains, pour ne pas avoir l’air mesquin, apportaient des victuailles ou de menus cadeaux : panier de légumes, tourte de blette, bouteilles de vin ou poule vivante. Jeannot, celui de Vescagne, avait même pris sa giorgina sur laquelle il pianotait quelques ribambelles de notes, et Joseph, le fils attardé de Marie-Louise, s’esclaffait de tout, de son grand rire joyeux de « ravi ». Il ne manquait que le rémouleur pour qu’on eût dit des santons se rendant à la crèche.

En chemin, ils virent que les longues restanques aux murs si parfaits avaient été labourées, et que les mottes en avaient été soigneusement émiettées; elles étaient prêtes à recevoir la semence de blé ou d’avoine. Plus loin, des poiriers étaient taillés et sulfatés de frais, et entre eux, un jeune amandier commençait à fleurir.

La vieille bastide était devenue une merveille. Trastouret en avait recrépi la façade d’un ocre noble et lumineux. Il avait repeint portes et volets d’un beau rouge sombre. Autour de la cour, il avait aménagé des plate-bandes où fleurissaient les premiers narcisses. Il avait du prolonger le captage de la source, car maintenant on pouvait prendre l’eau à une jolie fontaine de pierre qui gargouillait dans un angle. Des colombes blanches arpentaient les toits et volaient de ci de là, entre ombre et soleil.

Sous le tilleul, il avait installé des tréteaux sur lesquels il avait disposé tout un festin : des jambons entiers, des bocaux d’olives, d’anchois ou de sanguins à l’huile. Il y avait aussi de grandes roues de pain et des fougasses à la fleur d’oranger, des tomes de brebis et du nougat, sans oublier trois tonnelets de vin, déjà percés et munis de leurs robinets.

De contentement, l’accordéoniste se mit à jouer une valse musette, et l’hôte ne paraissant pas, on le réclama à grand cris : « Trastouret ! Oh, Trastouret ! »
Le Ravi ayant poussé la porte, deux ou trois femmes, fébriles de curiosité, entrèrent dans la salle commune. Tout y était tenu dans un ordre remarquable chez un célibataire; sur des meubles satinés, les cuivres rutilaient, et quelques bûches brasillaient encore dans l’âtre. Mais de Trastouret point.

On le chercha partout.

On ouvrit enfin les deux grands battants de la remise, au fond de la cour. Il était là. Debout sur une botte de paille, genoux légèrement fléchis, les bras ballants et les mains tournées vers ses visiteurs, paumes ouvertes. Sa tête était inclinée d’une façon presque tendre. Presque, car sous sa barbe brune, la corde sinistre qui descendait d’une poutre lui serrait le cou.

A ses pieds, un large papier était déplié sur ces mots :


« Moi, j’ai fait ce qu’il fallait.
Mangez, buvez.
Maintenant tout est à vous. »